L’Europe peut-elle se libérer de la domination numérique des États-Unis ?

L'Europe risque de prendre du retard en intelligence artificielle et en technologie en raison d'une réglementation complexe

Un regard réaliste sur la souveraineté numérique européenne en 2025 montre que l’Europe est en train de perdre du terrain face aux géants des États-Unis et de la Chine dans le domaine numérique. Plus de 80 % de l’infrastructure digitale du continent est importée, et sa part de marché mondiale dans les services cloud tourne autour de 10 %, ce qui illustre une dépendance technologique menaçant son autonomie économique et politique.

Les chiffres sont sans appel : les sept plus grandes entreprises technologiques américaines — Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla — affichent une capitalisation boursière cumulée supérieure à 12 000 milliards de dollars. En comparaison, leurs homologues européennes se limitent à environ 705 milliards de dollars, soit 20 fois moins. En termes de revenus, ces géants américains ont généré 1,72 billion de dollars au cours des 12 derniers mois, contre à peine 133 milliards pour les entreprises européennes. La disparité est encore plus criante en matière d’investissements dans l’intelligence artificielle : entre 2018 et 2023, les financements américains ont atteint 120 milliards d’euros contre seulement 32,5 milliards pour l’Europe.

Face à cette situation, l’Europe a lancé en février 2025 l’initiative EuroStack, un plan ambitieux doté de 300 milliards d’euros visant à assurer l’indépendance numérique du continent d’ici la prochaine décennie. Il s’agit d’une stratégie complète structurée en sept couches interconnectées : matières premières critiques, semi-conducteurs, réseaux, Internet des objets, infrastructure cloud, plateformes logicielles, et gestion des données et IA. Parmi ses mesures phares, la création d’un fonds européen de souveraineté technologique de 10 milliards d’euros pour soutenir le développement de systèmes open source et fédérés, ainsi qu’une « Loi d’Achat Européen » priorisant les technologies locales dans les marchés publics.

Cependant, plusieurs obstacles structurels freinent cette ambition. La fragmentation du marché intérieur européen, avec ses 30 marchés nationaux, complique l’expansion des start-ups et retarde le développement d’acteurs européens compétitifs. Par exemple, Spotify, la plateforme suédoise à succès, a dû s’étendre d’abord au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, pour atteindre une croissance significative. De plus, le coût élevé de la restructuration des équipes de recherche et développement — pouvant dépasser 200 000 euros par personne — limite la réactivité des entreprises européennes par rapport à leurs homologues américains ou asiatiques. Enfin, l’accès au capital reste nettement inférieur, avec une moyenne de seulement 1,6 milliard de dollars levés par entreprise européenne créée depuis 2000, contre 7,3 milliards pour leurs homologues américaines.

Malgré ces défis, l’Europe a choisi une voie différente en misant sur la régulation pour se positionner comme régulateur mondial. La GDPR, la DSA et la DMA ont permis d’inscrire le continent dans une posture de leader en matière de protection des données et de gouvernance numérique, même si elles n’ont pas généré de champions locaux. La récente loi européenne sur l’intelligence artificielle, mise en œuvre en 2025, établit des règles claires sur la transparence et la responsabilité, renforçant la crédibilité globale du continent en matière de régulation plutôt que de domination économique.

Les tensions géopolitiques ne facilitent pas non plus la voie européenne. Les récents différends commerciaux, exacerbés sous la dernière administration Trump, se traduisent par des menaces tarifaires et des mesures restrictives. La loi américaine sur l’accès aux données, le US Cloud Act, constitue une menace persistante pour la souveraineté des données européennes, permettant aux États-Unis d’accéder aux informations stockées par des entreprises américaines, quel que soit l’emplacement des serveurs.

Néanmoins, l’Europe conserve des points forts dans certains secteurs clés. La fabrication de semi-conducteurs avancés, notamment grâce à ASML aux Pays-Bas, la domination de Spotify dans la musique en streaming, la position de leader de Novo Nordisk dans le marché pharmaceutique pour la perte de poids, ou encore la réussite de Supercell dans le gaming mobile, attestent d’un savoir-faire européen dans des domaines spécifiques.

En résumé, si une libération totale de la dépendance digitale apparaît aujourd’hui improbable à court terme, l’Europe peut néanmoins réduire son emprise en misant sur une mise en œuvre sérieuse de ses stratégies. La réussite dépendra notamment de l’implémentation concrète du marché unique numérique, de la progression du plan EuroStack, de la réforme de ses marchés financiers et de l’utilisation de ses leviers régulatoires pour établir des standards mondiaux. La voie européenne vers une autonomie numérique reste pavée de défis mais aussi d’opportunités si la volonté politique se montre suffisamment forte pour dépasser des décennies de fragmentation et de rivalités nationales. Le temps presse : à défaut d’une action résolue dans les prochaines années, l’Europe risque de devenir une simple colonie numérique aux mains des superpuissances technologiques.

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