La bataille éternelle entre RISC et CISC : La guerre du logiciel qui marquera l’avenir

ARM64 vs X86 : Choix d'architecture dans les serveurs et son impact sur le cloud

Au cœur d’une révolution silencieuse, deux philosophies de conception de processeurs s’affrontent pour déterminer l’avenir de l’informatique mondiale. D’un côté, le CISC (Complex Instruction Set Computing), représenté par les processeurs x86 d’Intel et AMD, qui conserve une hégémonie solide dans les ordinateurs de bureau et les serveurs. De l’autre, le RISC (Reduced Instruction Set Computing), avec ARM comme leader incontesté et RISC-V comme un rebelle montante, qui progresse rapidement dans les dispositifs mobiles, l’électronique embarquée et, de plus en plus, dans les ordinateurs portables.

Mais cette bataille ne se joue pas uniquement sur le plan technique ou en termes de performance brute. Le véritable enjeu réside dans un domaine beaucoup plus prosaïque mais tout aussi crucial : le logiciel.

Une étape incontournable pour un nouvel ensemble d’instructions est l’absence de logiciels et de designs CPU adaptés, un obstacle qui limite la portée et l’adoption du nouveau standard, explique la documentation de RISC-V elle-même. Cette déclaration résume des décennies d’enseignement dans l’industrie des semi-conducteurs : peu importe la finesse de votre architecture si l’écosystème logiciel ne suit pas.

David Patterson, l’un des pères du RISC et co-créateur de RISC-V, avait anticipé cela dès le lancement du projet en 2010 à l’Université de Californie à Berkeley. Il savait que la véritable bataille se jouerait dans les écosystèmes de développement et auprès des communautés de programmeurs, plutôt que dans les laboratoires de conception de puces.

Il est évident qu’ARM bénéficie aujourd’hui d’un écosystème plus mature et étendu, avec un grand nombre de systèmes d’exploitation (Android, Linux, iOS, macOS, Windows, FreeRTOS, RISC OS, etc.) et de logiciels compilés pour cette architecture. Les dispositifs matériels conçus pour ARM abondent, notamment grâce à plusieurs décennies de construction de cet écosystème. Cette avance stratégique n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’années d’efforts.

En revanche, RISC-V doit composer avec un support logiciel encore limité. La plateforme, relativement nouvelle, voit son écosystème croître lentement, avec peu d’outils et de logiciels déjà optimisés. Ian Ferguson de SiFive, un acteur clé dans la promotion commerciale de RISC-V, reconnaît que le chemin reste long. Bien que des avancées significatives aient été réalisées en 2024 – notamment pour Linux, les chaînes d’outils, et l’intégration de nouvelles instructions – la majorité des applications critiques n’ont pas encore été adaptées.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : ARM détient plus de 95 % du marché des smartphones, contre seulement quelques milliards de déploiements pour RISC-V. La différence de taille et d’impact est immense.

Ce phénomène est renforcé par ce que les économistes qualifient d’« effets de réseau » : la valeur d’une plateforme augmente avec chaque nouvel utilisateur. ARM a su tirer parti de cette dynamique en bâtissant un écosystème robuste, comprenant des outils, des bibliothèques, des systèmes d’exploitation et une expérience accumulée au fil des années. Le réseau nait de cette masse critique, rendant chaque nouvelle contribution plus précieuse et difficile à concurrencer.

Malgré tout, 2024 a montré une progression notable pour RISC-V. Des progrès ont été réalisés dans le support logiciel, notamment avec les améliorations du noyau Linux et l’ajout de nouvelles instructions adaptées aux applications d’intelligence artificielle et de traitement de données. Des entreprises comme NVIDIA ont commencé à déployer massivement des cœurs RISC-V, avec une estimation non officielle évoquant plus d’un milliard de noyaux sur leurs puces cette année-là, tandis que Google a annoncé que Android 15 prendra en charge officiellement la nouvelle architecture.

Cependant, le défi du support logiciel est de taille. La majorité des processeurs x86 modernes, bien que de conception CISC, fonctionnent en réalité à partir de micro-opérations RISC, une solution qui implique une traduction constante et complexe. Cela engendre des coûts en énergie et en espace, limitant la simplicité et l’efficacité théorique du CISC.

En parallèle, RISC-V doit rivaliser contre la lourdeur du passé. La compatibilité avec un écosystème logiciel considérable, accumulé au fil des décennies par ARM et x86, constitue une barrière de taille. La course contre la montre devient critique : si RISC-V veut rivaliser, il doit accélérer son développement d’écosystème avant que les avantages de ARM et x86 ne deviennent irréfutables.

Un enjeu géopolitique se profile aussi. Des sénateurs américains, notamment Marco Rubio et Mark Warner, appellent à limiter l’accès à RISC-V en raison des préoccupations liées à la montée en puissance de la Chine dans le développement de processeurs basés sur cette architecture. La crainte d’un fragmentation mondiale et de standards incompatibles risque de freiner la croissance de RISC-V, créant un véritable casse-tête pour l’industrie.

Côté hardware, la situation est également contrastée : si les solutions RISC-V disponibles aujourd’hui sont souvent peu performantes, des signes d’espoir apparaissent. Canonical, avec son projet DC-ROMA, envisage déjà une portable RISC-V prête à fonctionner avec Ubuntu. D’autres acteurs innovent, mais le véritable facteur décisif reste le temps : l’enjeu n’est pas seulement de prouver la supériorité technique, mais de construire un écosystème dense et supporté avant que les avantages établis ne deviennent irrémédiablement dominants.

En définitive, cette compétition dépasse la seule technologie : c’est une guerre d’écosystèmes, opposant modèles ouverts et fermés, innovation radicale et évolution progressive. La clé du succès n’est pas seulement dans le processeur lui-même, mais dans la richesse de l’environnement logiciel qui l’entoure. L’avenir de la domination technologique dépendra de la capacité de RISC-V à rassembler un écosystème solide rapidement, face à l’inertie des architectures établies.

Tout porte à croire que RISC-V avance à grand pas, mais le temps joue en faveur de ses concurrents. La question n’est pas si cette architecture dépassera CISC en performance, mais si elle pourra bâtir un écosystème viable avant que l’écart ne devienne insurmontable. La partie n’est pas encore gagnée, et la voie vers la suprématie technologique reste ouverte, mais elle se réduit chaque jour. Le défi ultime : le logiciel, et surtout le temps dont il dispose.

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