Les États-Unis se préparent à un changement délicat sur l’une des frontières technologiques les plus sensibles du moment. L’administration Trump envisage de nouveau autoriser NVIDIA à vendre ses GPU d’intelligence artificielle les plus avancés, tels que la H200, en Chine, après des années de contrôles de plus en plus stricts conçus précisément pour l’interdire.
Sur le papier, cette démarche apparaît comme une tentative de normaliser les relations commerciales après une trêve dans la guerre technologique. En pratique, elle soulève une question complexe pour tout le secteur :
Dans quelle mesure est-il pertinent de limiter l’accès de la Chine aux puces d’IA si, tous les quelques mois, Washington modifie les règles du jeu ?
Du coup de frein à une ouverture “modérée”
Depuis 2022, la stratégie américaine est claire : freiner l’avance de l’IA chinoise en restreignant l’accès aux semiconducteurs de haute performance et à la machinerie nécessaire à leur fabrication. Les A100 et H100 sont rapidement devenus inaccessibles, remplacés par les versions allégées A800 et H800 ; puis, même les modèles “adaptés” pour la Chine comme le H20 ont été placés sur la liste des produits sensibles.
Le résultat a été qu’en quelques mois, NVIDIA est passé d’un quasi-monopole sur le marché chinois des GPU d’IA à une quasi-absence de part de marché, tandis que les grandes entreprises technologiques du pays multipliaient les stratégies pour développer des alternatives locales et recouraient à des voies indirectes pour acquérir du matériel américain.
Cependant, parallèlement à cette rigueur accrue, la Chine a montré qu’elle ne restait pas inactive :
- Elle a lancé des plans pour bâtir une trentaine de centres de données dédiés à l’IA dans des régions comme le Xinjiang et le Qinghai,
- avec l’intention déclarée d’utiliser plus de 100 000 GPU H100 et H200 de NVIDIA, selon des documents d’investissement et des enquêtes journalistiques.
Et ce, malgré l’interdiction officielle de vendre ces puces au pays.
Aujourd’hui, avec une trêve commerciale d’un an en place et un climat moins tendu, le Département du Commerce américain étudie la possibilité de permettre l’exportation de la H200, en maintenant certaines lignes rouges tout en ouvrant une porte qui semblait jusque-là fermée.
Le dilemme de NVIDIA : la Chine comme risque… ou opportunité
Pour NVIDIA, la Chine est une contradiction permanente.
Côté positif :
- Le pays représentait environ un quart des revenus du secteur des centres de données de la société.
- Il concentre certains des projets d’infrastructure en IA les plus ambitieux au monde, avec des plans évoquant dizaines de centres de données et plus de 115 000 GPU haut de gamme.
Côté négatif :
- La pression réglementaire accrue aux États-Unis a contraint NVIDIA à traiter la Chine comme un marché pratiquement perdu.
- Toutes ses tentatives pour proposer un chip “dilué” conçu spécifiquement pour respecter les normes (A800, H800, H20) ont été freinées par de nouvelles vagues de contrôles.
Permettre désormais la vente de la H200 modifierait l’équation :
- NVIDIA retrouverait un marché gigantesque, juste au moment où ses concurrents—tant occidentaux que chinois—progressent davantage.
- Washington enverrait un signal de flexibilisation prudente : la vente est possible, mais sous des conditions visant à préserver l’avantage technologique des États-Unis.
La question est de savoir si cet équilibre est réellement atteignable ou si, comme le soulignent certains critiques au sein du Congrès américain, ouvrir le robinet, même partiellement, risque finalement de renforcer l’acteur que l’on cherche à limiter.
La Chine a déjà prouvé ce qu’elle peut faire avec moins de GPU
Les arguments de ceux qui craignent cette évolution sont simples : la Chine n’a pas besoin de conditions d’égalité pour rester compétitive.
Le cas le plus cité ces derniers mois est DeepSeek R1, ce modèle d’IA qui a surpris le monde par ses performances, malgré le fait, d’après les données disponibles, qu’il ait été entraîné avec beaucoup moins d’accélérateurs NVIDIA que des projets équivalents aux États-Unis.
Si avec un accès limité aux GPU haut de gamme, l’écosystème chinois a réussi à :
- entraîner des modèles compétitifs,
- développer une infrastructure IA massive dans le désert,
- et maintenir des plans pour plus de 100 000 GPU dans une seule vague de centres de données,
autoriser la vente directe de la H200 pourrait constituer le coup de pouce définitif pour réduire encore davantage l’écart en IA face aux États-Unis.
Du point de vue de la sécurité nationale, le risque est évident : les mêmes GPU qui entraînent des modèles de langage peuvent aussi servir pour des simulations militaires, l’analyse de signaux ou des systèmes de commandement et de contrôle. Et, une fois que le matériel franchit la frontière,-il devient difficile d’en contrôler réellement l’utilisation.
Un jeu à double enjeu : puces et terres rares
Un autre facteur complique cette équation : les matières premières.
La Chine contrôle une part très importante de la production mondiale de terres rares et de matériaux critiques pour la fabrication de puces, d’aimants, de batteries et d’équipements électroniques. Washington peut restreindre la vente de GPU, mais Pékin dispose d’outils pour étouffer l’approvisionnement en intrants clés si la pression devient trop forte.
Cela transforme toute décision concernant les exportations en IA en une sorte d’équilibre instable :
- un blocage trop important accélérerait la stratégie d’autosuffisance de la Chine en réponse, notamment en contrôlant les matières premières ;
- trop d’ouverture renforcerait la puissance de calcul chinoise, en particulier dans le domaine stratégique de l’IA.
En définitive, il s’agit d’une négociation constante où les deux parties mêlent géopolitique, économie et sécurité à chaque étape.
Faut-il continuer la “guerre des patches” ?
D’un point de vue technologique, la logique actuelle est quelque peu absurde. À chaque fois que le régulateur trace une ligne —“ce niveau de performance ne doit pas être exporté”—, les fabricants conçoivent un chip qui se situe juste en dessous. Lorsqu’un tel chip devient courant, une nouvelle vague de restrictions suit.
Pendant ce temps, le marché s’adapte :
- apparition de marchés gris et réseaux d’intermédiaires dans des pays tiers,
- multiplication des projets de chips locaux qui, bien que moins performants, restent “suffisamment bons”,
- et les grandes entreprises technologiques apprennent à travailler avec des architectures hybrides : une partie états-unienne, une partie chinoise.
Si la vente de la H200 à la Chine est finalement autorisée, le message implicite sera que les lignes rouges n’étaient pas si définitives ; qu’au bout du compte, la réalité économique (ventes, pressions des entreprises, accords commerciaux) l’emporte sur la logique strictement sécuritaire.
Pour le secteur technologique, la conclusion est claire : la politique d’exportation devient un système de patches, plus réactif que stratégique, où gouvernements et entreprises improvisent au fur et à mesure.
Ce qui devrait inquiéter l’écosystème technologique
Au-delà du bras de fer Washington-Pékin, plusieurs points méritent une attention particulière :
- Fragmentation technologique
Si chaque bloc (États-Unis, Chine, peut-être d’autres) mène à sa propre pile de matériel, logiciels et standards, le coût d’interopérabilité croîtra et l’innovation ralentira là où la coopération internationale était essentielle. - Incertitude réglementaire
Des changements de position tous les quelques mois —interdiction, autorisation avec conditions, révision— compliquent la planification des investissements et projets à long terme, aussi bien pour les hyperscalers que pour les entreprises qui cherchent simplement à entraîner des modèles pour des usages légitimes. - Course au “toujours plus grand”
Les annonces de centres de données avec 100 000 GPU dans un désert chinois ou de super-clusters occidentaux de capacités similaires ne parlent pas uniquement de puissance de calcul : elles évoquent aussi une consommation énergétique démesurée, une pression accrue sur les réseaux électriques et une empreinte environnementale préoccupante. - Absence de mécanismes techniques de contrôle réel
Tant que des solutions robustes —par exemple, des modèles de licence en firmware limitant certains usages, peu importe où se trouvent les GPU— ne seront pas mises en place, une grande partie du débat sur les exportations restera symbolique : une juxtaposition de restrictions formelles et d’une réalité très différente sur le terrain.
Un tournant que l’Europe et le reste du monde ne peuvent ignorer
Si les États-Unis assouplissent leurs contrôles et que NVIDIA revient, même partiellement, sur le marché chinois des GPU d’IA, cela ne sera pas qu’une affaire bilatérale.
- Pour l’Europe, qui cherche à construire ses propres “usines d’IA” avec des dizaines voire des centaines de milliers de GPU, ce mouvement redéfinit la carte de la compétition et de l’accès au matériel.
- Pour d’autres pays, il envoie le message que les règles de l’IA de haute gamme sont négociables, en fonction du contexte politique et de qui préside aux destinées de la Maison Blanche.
Dans ce contexte, compter uniquement sur la planification américaine —ou chinoise— est risqué. Les écosystèmes technologiques souhaitant la stabilité doivent diversifier leurs fournisseurs, renforcer leurs capacités internes et réclamer des cadres d’exportation plus clairs et prévisibles.
En résumé
Permettre à NVIDIA de revendre des GPU d’IA de pointe à la Chine peut sembler, à court terme, une décision pragmatique : plus d’affaires pour une entreprise clé, moins de tensions immédiates, un contrôle formel minimal.
Mais à moyen et long terme, cela risque de consolider un modèle dangereux :
une politique de chips oscillant entre fermeture totale et ouverture partielle, sans véritable stratégie pour bâtir un écosystème international d’IA cohérent.
La question que l’industrie tech devrait aujourd’hui se poser n’est pas seulement de savoir si la Chine aura accès à la H200, mais si le monde souhaite continuer à décider de l’avenir de l’IA en fonction de cycles électoraux et de tensions ponctuelles, ou s’il peut élaborer des règles stables, transparentes et alignées sur les risques — et opportunités — de la décennie à venir.