Une équipe internationale de chercheurs a mis au point un composant électronique unique capable d’imiter l’activité de différentes zones du cerveau, constituant une avancée que de nombreux experts considèrent déjà comme un tournant pour la robotique et le matériel d’intelligence artificielle. L’appareil, baptisé transneurone, reproduit avec une grande précision les schémas électriques de neurones réels et peut changer de « rôle » en cours de fonctionnement, une capacité jusqu’ici observée uniquement dans les systèmes biologiques.
Ce travail, dirigé par l’Université de Loughborough (Royaume-Uni) en collaboration avec des chercheurs du Salk Institute et de l’Université de Californie du Sud (USC), a été publié dans la revue Nature Communications et s’inscrit dans le domaine de la computation neuromorphique, dont l’objectif est de concevoir des puces qui fonctionnent de manière plus semblable au cerveau qu’à un ordinateur conventionnel.
Un seul composant, plusieurs « rôles » du cerveau
La majorité des neurones artificiels utilisés aujourd’hui dans le matériel sont conçus pour effectuer une seule tâche : filtrer un signal, agir comme un oscillateur, envoyer des impulsions selon un motif précis… Pour des tâches complexes, il faut en associer des milliers ou des millions, ce qui entraîne une consommation énergétique bien supérieure à celle du cerveau humain et une flexibilité limitée.
Le transneurone développé par l’équipe de Loughborough bouleverse cette logique : il s’agit d’un seul dispositif physique capable, selon ses réglages, de se comporter comme des neurones de différentes zones corticales impliquées dans la vision, la planification du mouvement et le contrôle moteur.
Plutôt que de reprogrammer un logiciel, les chercheurs ajustent des paramètres purement physiques — tension électrique appliquée, température, résistance du circuit — et modifient ainsi le schéma d’activation du dispositif, qui peut se retrouver semblable à celui d’une neurone biologique spécifique. Ce changement de « personnalité neuronale » s’effectue sans ajouter de nouveaux composants ni modifier la conception du circuit intégré.
Copie des impulsions neuronales de macaques
Pour vérifier jusqu’à quel point le transneurone se comportait comme une neurone réelle, l’équipe a comparé son activité électrique à des enregistrements obtenus chez des macaques éveillés. Trois régions du cortex ont été sélectionnées :
- Une zone visuelle spécialisée dans le traitement du mouvement.
- Une région de planification du mouvement de la main.
- Une zone prémotrice liée à la préparation d’actions.
Chacune de ces régions présente des signatures électriques très différentes : impulsions irregulières et « bruyantes » ou trains de pulses plus réguliers, en passant par des schémas en rafales (bursting), où des groupes d’impulsions alternent avec des périodes de silence.
En alimentant le transneurone avec des signaux électriques d’entrée et en ajustant ses paramètres, les chercheurs ont réussi à faire générer au dispositif des motifs de pulses quasi indiscernables de ceux enregistrés chez les neurones réels, avec des corrélations atteignant parfois presque 100 %. Il ne s’agit pas uniquement d’imiter la morphologie des impulsions, mais aussi leur rythme, leur variabilité et leur caractère stochastique, éléments essentiels au comportement cérébral.
Au-delà de l’imitation : le traitement de l’information
Les travaux montrent également que le transneurone ne se limite pas à reproduire des motifs préenregistrés, mais qu’il traite activement les informations qu’il reçoit. Lorsqu’on modifie le signal d’entrée, le rythme de décharge s’adapte, comme le ferait un neurone biologique recevant un stimulus plus ou moins intense.
Lorsqu’on lui présente simultanément deux signaux différents, la réponse du dispositif varie en fonction de leur synchronisation, illustrant des phénomènes d’intégration temporelle proches de ceux observés dans le système nerveux. Ce type de comportement, nécessitant traditionnellement l’usage de plusieurs neurones artificiels, est ici réalisé avec un seul composant.
Cette aptitude à répondre de manière riche et contextuelle est l’une des raisons pour lesquelles l’équipe évoque le transneurone : un élément capable de « transiter » entre différentes fonctions neuronales selon les exigences de la tâche.
Le secret : un memristor qui « se souvient » de l’électricité
Au cœur du transneurone se trouve un memristor, un composant électronique dont la résistance n’est pas fixe mais dépend de l’historique du courant et du voltage qui le traversent. Il s’agit ici d’un dispositif nanométrique où des atomes d’argent forment et détruisent de minuscules filaments conducteurs entre deux électrodes.
Lorsque l’on applique une tension spécifique, ces filaments se forment ou se dissolvent dynamiquement, générant des pics de courant qui se traduisent par des impulsions électriques très proches des potentiels d’action d’un neurone. Des variations de température, de tension d’alimentation ou de résistance du circuit peuvent faire passer le système d’un « régime d’activation » à un autre : plus régulier, plus chaotique ou en rafales, etc.
Ce comportement intrinsèquement dynamique et bruité rend le memristor particulièrement attractif pour les applications neuromorphiques : sa physique interne s’apparente, dans une certaine mesure, à celle d’un système biologique complexe, ce qui réduit la nécessité d’artifices pour émuler le fonctionnement cérébral.
Vers un « cortex sur une puce » pour des robots plus intuitifs
La prochaine étape pour l’équipe consiste à passer d’une seule unité à des réseaux de transneuronnes, décrits comme un possible « cortex en un seul chip ». Plutôt que de grands centres de traitement déployant des réseaux neuronaux sur GPU, ce type de matériel neuromimétique pourrait être intégré directement dans des robots ou des dispositifs autonomes.
Les chercheurs envisagent des machines dotées de systèmes nerveux artificiels capables de :
- Intégrer en temps réel des informations sensorielles complexes (vision, tact, proprioception).
- Ajuster leur comportement en continu face aux changements de l’environnement.
- Apprendre de manière plus efficace, avec une consommation d’énergie bien inférieure à celle des puces actuelles.
En robotique, cela se traduirait par des mouvements plus naturels, une meilleure réactivité face à des situations imprévues et une interaction plus fluide avec l’humain et l’environnement, que ce soit en usine, à l’hôpital ou dans l’espace public.
Applications possibles en neuroprothèses et en étude de la conscience
Au-delà de la robotique, les auteurs évoquent des usages médicaux potentiels. Des dispositifs basés sur des transneuronnes pourraient, à terme, servir d’interfaces bidirectionnelles avec le système nerveux, aidant à restaurer des fonctions perdues ou à compléter des circuits endommagés lors de maladies neurologiques.
Une autre avenue est leur utilisation comme « laboratoire électronique » pour la neurobiologie. En disposant d’un système physique configurable imitant le comportement de neurones réels, les scientifiques pourraient expérimenter des hypothèses sur la coordination entre différentes zones cérébrales ou sur les mécanismes sous-tendant des phénomènes complexes tels que la perception unifiée ou la conscience, sans recourir directement à la manipulation de tissus vivants.
Actuellement encore en phase de recherche fondamentale, ce travail contribue à renforcer une idée qui prend de l’ampleur ces dernières années : pour rapprocher l’intelligence artificielle des capacités du cerveau humain, il ne suffira pas de développer des modèles logiciels plus sophistiqués, mais il faudra aussi concevoir un nouveau type de matériel, plus proche, dans son fonctionnement, de la substance même du cerveau.
Questions fréquentes
Qu’est-ce qu’un transneurone et en quoi diffère-t-il d’un neurone artificiel classique ?
Un transneurone est un seul dispositif électronique capable d’émuler le comportement de différents types de neurones biologiques en ajustant uniquement des paramètres physiques (tension, température, résistance). Les neurones artificiels traditionnels sont conçus pour une fonction fixe dans un circuit, tandis que le transneurone peut se « reconfigurer » pour jouer plusieurs rôles (visuel, moteur, prémoteur) sans changer de matériel.
Pourquoi cette avancée est-elle importante pour la robotique et le matériel d’IA ?
Parce qu’elle ouvre la voie à des puces où quelques unités physiques réalisent des fonctions qui nécessitent actuellement des milliers de neurones artificiels. Cela permettrait des systèmes plus compacts, moins gourmands en énergie et plus adaptatifs, idéaux pour des robots capables de percevoir et réagir en temps réel, en s’affranchissant en partie de l’infrastructure cloud ou des grands centres de traitement.
Quel rôle jouent les memristors dans ces neurones artificiels ?
Les memristors apportent mémoire et dynamique : leur résistance varie selon leur historique électrique. Dans les transneuronnes, la formation et la dissolution de filaments d’argent génèrent des impulsions très proches de celles d’un neurone réel, permettant d’émuler différentes zones du cerveau en ajustant leurs conditions opératoires.
Quand pourrait-on voir des robots commerciaux dotés de systèmes nerveux basés sur des transneuronnes ?
Il s’agit encore de recherches très en amont, réalisées en laboratoire avec des dispositifs individuels et quelques configurations expérimentales. Avant toute application commerciale, il faudra relever des défis liés à la fabrication à grande échelle, l’intégration électronique, la fiabilité à long terme et la régulation dans un contexte médical. À court ou moyen terme, leur principal impact sera comme plateforme d’innovation pour de nouvelles architectures hardware dans l’IA neuromorphique.
Sources :
Nature Communications (article « Artificial transneurons emulate neuronal activity in different areas of brain cortex », 2025).
Communiqués et notes de l’Université de Loughborough sur les transneuronnes et la computation neuromorphique.
Couverture médiatique internationale dans la presse technologique sur le développement du transneurone et ses applications en robotique et IA.
pour : interesting engineering et mentes curiosas