Dans le domaine de la cybersécurité et de la vie privée numérique, le mot « transparence » évoque souvent une promesse difficile à tenir. Beaucoup d’organisations demandent la confiance tout en dissimulant des données clés derrière des murailles de communication corporative. Contrairement à cette tendance, le projet Tor — organisation à but non lucratif qui développe le navigateur Tor et coordonne une partie de l’écosystème Tor — a choisi d’adopter une démarche contraire : publier en détail ses comptes pour l’exercice fiscal 2023-2024, accompagnés de leur formulaire 990 (déclaration fiscale américaine pour les entités 501(c)(3)) et des états financiers audités par un tiers indépendant.
Ils défendent une vision profonde : la transparence ne s’oppose pas à la vie privée, car cette dernière repose sur le principe du choix. Dans leur cas, ils choisissent de révéler d’où provient l’argent et comment il est utilisé pour soutenir un projet basé sur un logiciel open source, des rapports périodiques et une collaboration étroite avec des chercheurs. À une époque où la confiance dans les outils d’anonymat est régulièrement remise en question pour des raisons techniques ou politiques, ce mouvement adopte une lecture claire : renforcer leur légitimité à travers la documentation et les chiffres.
Un exercice fiscal « à cheval » et deux totaux de revenus
La période couverte va du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024, puisque le projet Tor ne fonctionne pas selon l’année civile. Dans ce cadre, l’organisation publie deux chiffres de revenus qui, de prime abord, pourraient sembler contradictoires :
- Dans les états financiers audités, le « Revenue & Support » s’élève à 8.005.661 dollars.
- Dans le Formulaire 990, les revenus sont reportés à 7.287.566 dollars.
Tor insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une erreur, mais d’une différence comptable : les états audités incluent les contributions en nature (dons non monétaires) comme revenu, alors que le formulaire 990 les considère comme des dépenses. Pour 2023-2024, ces contributions non monétaires sont estimées à 768.413 dollars et comprennent l’équivalent de 7.614 heures de développement logiciel, 1.894.720 mots traduits, des services d’hébergement pour 23 serveurs et 26 certificats. Le projet Tor reconnaît aussi qu’il doit encore mieux mesurer un autre aspect essentiel : le temps et le coût supportés par les opérateurs de relais, et il indique vouloir améliorer cette estimation dans les années à venir.
En langage « tech », ce chiffre est significatif : dans le domaine de la vie privée, le travail bénévole n’est pas un simple appoint, mais fait partie intégrante du budget réel, même s’il ne transit pas toujours par la caisse.
D’où provient l’argent : diversification accrue et réduction de la dépendance aux États-Unis
Pour expliquer sa structure de financement, Tor se fonde sur le total des revenus du formulaire 990 (7.287.566 dollars) répartis en six blocs :
- Gouvernement des États-Unis : 35,08 % (2.556.472 dollars)
- Entreprises et organisations : 21,59 % (1.573.300 dollars)
- Fondations : 18,67 % (1.395.494 dollars)
- Dons individuels : 15,61 % (1.102.619 dollars)
- Gouvernements non américains : 7,58 % (552.387 dollars)
- Autres sources : 1,47 % (107.293 dollars)
Le message fort ici est politique et lié à la réputation : le projet Tor souligne que sa dépendance aux fonds du gouvernement américain a diminué par rapport aux exercices antérieurs. En comparaison, il cite que durant 2021-2022, cette part représentait 53,5 %, contre 35,08 % en 2023-2024. Dans un écosystème où le « FUD » (peur, incertitude, doute) est souvent utilisé pour discréditer les outils d’anonymat, Tor répond par une démarche simple : ses chiffres sont publics, tout comme les documents permettant de les vérifier.
Quels projets sont financés par les États-Unis et pourquoi cela a une importance technique
Le projet donne des détails sur l’origine des fonds et leur utilisation. La principale source provient du Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor du Département d’État, avec 2.121.049 dollars. Ce financement couvre des projets avec des implications techniques précises :
- Améliorations pour contourner la censure dans l’écosystème Tor, notamment en Chine.
- Un client de type “Tor VPN” pour Android axé sur la confidentialité et la résistance à la censure au niveau de l’appareil.
- Combats contre les relais malveillants, un enjeu critique pour la sécurité du réseau.
- Migration de composants vers Rust grâce à Arti, pour renforcer la sécurité et la robustesse.
D’autres sources de financement sont mentionnées : la National Science Foundation via l’Université de Georgetown pour la simulation et l’expérimentation réseau ; le soutien de l’International Republican Institute pour la localisation (arabe, chinois, swahili) et la formation ; ainsi que des fonds de l’Open Technology Fund pour développer les services onion, répondre rapidement à la censure et assurer la pérennité de Tails.
Pour simplifier dans un vocabulaire technologique : l’argent n’est pas une « subvention sans conditions », mais un financement basé sur des projets avec des livrables clairs, dans des domaines où Tor investit depuis des années : lutte contre la censure, intégrité du réseau, modernisation progressive de la pile technologique.
L’essor du secteur privé : plus de partenaires, plus d’adhésions, et un poids accru dans le mix financier
Le second bloc en taille, les entreprises et organisations, représente 1.573.300 dollars et Tor le présente comme une réussite stratégique : une croissance de 68 % par rapport à l’exercice précédent, et une progression de 154 % sur deux ans. Tor attribue cette croissance à l’augmentation des partenariats et de la diversification, incluant des collaborations avec des acteurs de l’écosystème de la vie privée, ainsi que des cotisations de membres comme DuckDuckGo, Proton, et des projets avec Mullvad pour le développement de Mullvad Browser et l’amélioration de Tor Browser.
Pour Tor, cette tendance est cruciale : plus la provenance des fonds est répartie, plus leur indépendance vis-à-vis du développement de la feuille de route est assurée.
Dons individuels et fonds « non codés » : un soutien essentiel pour l’agilité
Les dons individuels s’élèvent à 1.102.619 dollars, et Tor insiste sur un point souvent négligé : ces fonds sont non restrictifs, c’est-à-dire qu’ils permettent une réaction rapide face à des vagues de censure, facilitent la priorisation des changements de produit hors d’un cadre rigide, et permettent de constituer des réserves pour les urgences. Dans le domaine de la vie privée, où une coupure peut survenir en quelques heures nécessitant des adaptations rapides (ponts, distribution, support), cette flexibilité pèse presque autant que le volume global.
Parallèlement, la rubrique fondations contribue à hauteur de 1.395.494 dollars, combinant subventions restrictives (liées à la feuille de route) et fonds non restrictifs. Les financements des gouvernements non américains incluent notamment des fonds de Sida (Suède) pour la recherche utilisateur, la localisation, le formation et l’assistance.
À quoi sert l’argent : 84 % dédié au « produit » et à la sécurité du réseau
En matière de dépenses, Tor affiche à nouveau deux chiffres pour respecter une différence comptable. Selon le formulaire 990, les dépenses s’élèvent à 7.343.602 dollars, tandis que dans les états audités, elles atteignent 8.112.015 dollars en incluant les contributions en nature.
En utilisant le formulaire 990 comme référence, la répartition est claire :
- 84 % : services liés au logiciel (développement et maintenance de Tor, support utilisateur, expérience utilisateur, métriques, communauté, coûts IT et recrutement technique).
- 10 % : administration.
- 6 % : collecte de fonds (« fundraising »).
Dans un projet d’infrastructure pour la vie privée, le chiffre relatif aux « services logiciels » constitue une information essentielle pour un public technique : il indique quelle part du budget est consacrée à l’ingénierie, à l’exploitation, à la maintenance et au support de l’écosystème. Tor souligne aussi que son budget reste modeste en regard de son impact global, en profitant d’une architecture distribuée qui réduit le coût par utilisateur, grâce à des milliers d’opérateurs de relais.
Questions fréquentes
Qu’est-ce que le formulaire 990 et pourquoi est-il important pour un projet de cybersécurité ?
Il s’agit de la déclaration fiscale annuelle que doivent produire les organisations à but non lucratif 501(c)(3) aux États-Unis. Il offre une photographie structurée des revenus, des dépenses et des sources de financement. Dans le domaine de la vie privée, il sert de preuve documentée pour contrer d’éventuels propos infondés ou mal informés.
Recevoir des fonds du gouvernement américain signifie-t-il que Tor « dépend » de lui ?
Tor reconnaît recevoir un financement public, mais souligne que son poids a diminué (de 53,5 % en 2021-2022 à 35,08 % en 2023-2024) et qu’il s’efforce de diversifier ses sources de revenus. Par ailleurs, il détaille des projets précis liés à ces financements.
Que sont les « contributions en nature » et pourquoi Tor les estime-t-il ?
Il s’agit d’apports non monétaires (heures de travail, traductions, hébergement, etc.). Tor les quantifie pour refléter le coût réel de l’engagement communautaire, même si comptablement elles apparaissent différemment selon le document.
Sur quels aspects techniques Tor concentre-t-il ses investissements avec ses financements actuels ?
Dans les domaines de l’anticensure (contournement de la censure), de la santé du réseau (incluant la détection de relais malveillants), des outils et du support pour les utilisateurs, de la localisation, et de la modernisation progressive du stack, notamment avec le travail sur Arti et des composants en Rust.
Sources :
- Blog du Tor Project : « Transparency, Openness, and Our 2023-2024 Financials »
- Rapports fiscaux et financiers du Tor Project (listing officiel des documents)
- Formulaire IRS 990 2023-2024 (PDF)
- États financiers audités 2023-2024 (PDF)