La Russie a présenté une feuille de route qui, si elle est respectée, pourrait transformer sa position dans la course mondiale à la fabrication de puces : développer une lithographie EUV et aux rayons X capable de produire des résolutions allant de 65 nm à moins de 10 nm entre 2026 et 2037. La proposition, dévoilée par le vulgarisateur Dmitrii Kuznetsov sur X (anciennement Twitter), combine un calendrier ambitieux —steppers de 40 nm en 2026, scanners de 28/14 nm entre 2029 et 2032 et équipements de 13/9 nm entre 2033 et 2036— avec une feuille de route qui prévoit une EUY “pleine” en 2037 — et un engagement envers des technologies alternatives à celles d’ASML : lasers hybrides à cristaux solides, sources de plasma de xénon (au lieu de l’étain) et miroirs de ruténium/béryllium fonctionnant à 11,2 nm (contre 13,5 nm standardisés par les systèmes EUV occidentaux).
Ce n’est pas qu’une question d’agenda. Le discours accompagnant cette feuille de route affirme que cette EUY à 11,2 nm permettrait de réduire les coûts par rapport à la DUV immersion (193i) dans les nœuds de 14 à 65 nm — en évitant l’immersion et le multi-patterning —, de diminuer la consommation d’énergie d’un tiers et d’éliminer les problèmes de contamination par l’étain dans la source lumineuse. Un autre aspect stratégique : Kuznetsov rappelle que une partie du socle technologique de l’EUY à 13,5 nm commercialisée actuellement par ASML “s’est appuyée sur des contributions de scientifiques russes”, et il prédit que l’industrie européenne pourrait souffrir si sa proposition russe se concrétise, entraînant baisse des prix et avantages technologiques.
L’ambition est évidente. La question demeure : est-ce que le temps et la réalité peuvent suivre cette vision d’un saut de douze ans ?
Итоги работы по EUV-литографу с «Микроэлектроника 2025» и план разработки
Отличия от EUV-станков ASML — использование новейших и недорогих русских технологий:
— твёрдотельные гибридные лазеры
— ксеноновая плазма в источнике
— Ru/Be зеркала на 11,2 нм#russianchip #purerussian pic.twitter.com/za29QKUdTi— Dmitrii Kuznetsov (@torgeek) 26 septembre 2025
Ce que la Russie annonce : phases, chiffres et objectifs
Selon la présentation, l’Institut de Physique des Microstructures de l’Académie Russe des Sciences a défini une feuille de route qui démarre dès 2026 et se résume ainsi :
- 2026 — Stepper pour des nœuds de 40 nm, avec optique double miroir et précision d’alignement de 10 nm.
- 2029-2032 — Scanner de 28 nm, capable d’atteindre 14 nm, avec quatre miroirs, champ d’exposition de 26×0,5 mm et productivité supérieure à 50 W/h.
- 2033-2036 — Scanners de 13 nm et même 9 nm, avec six miroirs, alignement à 2 nm et rendements de plus de 100 W/h.
- 2037 — Entrée en EUV pour des résolutions inférieures à 10 nm, avec longueur d’onde de 11,2 nm, source de xénon, lasers hybrides à cristaux solides et miroirs Ru/Be.
Il convient de souligner que L’Occident a dépassé le cap des 28/14 nm avec ASML il y a plus d’une décennie, et que la trajectoire russe va deux étapes en retard dans le calendrier. Toutefois, c’est la première fois depuis plusieurs années que Moscou propose des dates et technologies concrètes.
Ce qui la rend différente : 11,2 nm, xénon, lasers à cristaux solides et miroirs Ru/Be
La lithographie EUV industrielle utilisée aujourd’hui par TSMC, Samsung et Intel repose sur trois piliers : longueur d’onde de 13,5 nm, source plasma d’étain excitée par lasers CO₂ et miroirs multicouches Mo/Si avec des réflexivités optimisées pour cette longueur d’onde. La voie russe diffère sur quatre points :
- Longueur d’onde de 11,2 nm — Réduire la longueur d’onde augmente potentiellement la résolution avec des optiques de taille similaire, au prix de contraintes accrues sur la source et l’optique (réflectivité, stabilité). La Russie affirme que 11,2 nm “abaissera le coût” par rapport à 193i dans 14-65 nm en évitant l’immersion et le multi-patterning.
- Source plasma de xénon (sans étain) — La EUY classique génère un plasma d’étain ; efficace mais polluant : le Sn contribue à la contamination des optiques et nécessite des opérations de nettoyage et d’atténuation. Le recours au xénon vise un processus plus propre et, selon la présentation, une réduction de la consommation d’énergie (1/3). Le défi : que le xénon fournisse un brillance suffisante à 11,2 nm pour un usage industriel.
- Lasers hybrides à cristaux solides — Remplacer le laser CO₂ par des sources hybrides solides pourrait simplifier les systèmes et réduire les coûts opérationnels, à condition que l’énergie et la stabilité répondent aux exigences du plasma EUV. Aucun détail public sur la puissance ou la fréquence.
- Miroirs Ru/Be — Les multicouches Mo/Si actuelles sont optimisées pour 13,5 nm. Passer à 11,2 nm nécessite de nouveaux multicouches, propos ment la Russie, à base de ruténium/beryllium (Ru/Be). Sur le papier, adap ter ces matériaux pourrait augmenter la réflectivité à 11,2 nm ; en pratique, cela implique des recherches complexes, une métrologie précise et un supply chain de beryllium de très haute pureté.
Le message de Kuznetsov est que cette voie alternative permettrait une EUY plus économique et efficace dans les nœuds matures (14–65 nm) et une approche compétitive pour le sous-10 nm. La difficulté technique : chaque étape soulève de nouveaux défis : réflexivités cumulées avec plus de miroirs, résistances à 11,2 nm, pellicules protectrices (pellicles), bruit, stabilité de la source, métrologie et alignement en 2 nm… Des défis non impossibles, mais pas de raccourcis possibles.
Plus économique que la lithographie DUV 193i ? L’argument et ses nuances
La présentation met en avant trois avantages économiques et opérationnels face à la DUV immersion (193i) :
- Sans immersion ni multi-patterning dans 14-65 nm — moins de capex et opex pour les usines en transition.
- Consommation énergétique divisée par 3 — réduction des coûts opérationnels.
- Processus plus propre (sans étain) — moins d’entretien et une disponibilité accrue.
Si l’EUY 11,2 nm fonctionne comme promis, il devient plausible qu’en application sur des nœuds matures — ceux qui représentent la majorité de la fabrication de puces automobiles, IoT et industriel — les coûts se voient réduits en évitant immersion et multi-patterning. Cependant, la grande question est de savoir si la brillance et l’optique à 11,2 nm pourront maintenir des productivités de centaines de wafers par heure, comme le permettent aujourd’hui les systèmes DUV avec leur cadence éprouvée. Les chiffres de 50 W/h et 100 W/h cités dans la feuille de route (dans la présentation, utilisées en unités peu courantes pour “productivité”) ne sont pas directement comparables aux wafers par heure de l’industrie. Il manque encore des détails.
Une allusion au passé (et une pique envers ASML)
Kuznetsov rappelle que les technologies “anciennes” de 13,5 nm de l’EUV “sont en partie issues de la Russie et de scientifiques russes”. Sans liens ni bibliographie dans le fil, mais le message est clair : légitimité pour converter avec une solution “propre” en 11,2 nm. L’avertissement est clair : si cette voie réduit le coût de l’EUV, alors l’Europe pourrait voir la feuille de route d’ASML mise à rude épreuve, en raison de baisse des prix et retards technologiques.
Il est utile de remettre cela dans son contexte : la contribution russe à l’optique ou à la physique du plasma dans les années 90/2000 n’interdit pas qu’ASML ait été celui qui a industrialiser l’EUV à travers des consortiums et des fournisseurs comme ZEISS. Industrieliser, c’est multiplier par mille : tolérances, répétabilité, chaîne d’approvisionnement, service global, etc.
Ce que la Russie apporte (et ce qui manque encore)
Ce qu’elle offre :
- Une voie technique alternative qui, si elle mûrit, dérégulera la dépendance de l’industrie.
- Un calendrier et des objectifs annuels permettant de suivre les avancées (40 nm en 2026, 28/14 nm en 2029–2032…).
- Un approche pragmatique : ne pas promettre 2 nm demain mais prévoir des marches pour réduire l’écart, en commençant par des nœuds à fort volume.
Ce qui reste à démontrer :
- Une source de 11,2 nm avec brillance et stabilité suffisantes.
- Multicouches Ru/Be avec une réflectivité cumulée compétitive pour 6 miroirs.
- Coatings résistants et pellicules protectrices pour 11,2 nm.
- Une métrologie et alignement en 2 nm dans un écosystème encore naissant.
- Une chaîne d’approvisionnement (matériaux, optique, vide, étages), qui dans EUV est globale et extrêmement sensible.
À cela s’ajoute une dimension géopolitique : contrôles à l’exportation, sancions, accès aux composants et la possibilité de soutenir par des forces extérieures —la Chine étant la variable majeure, évoquée en termes de “jamais dire jamais” par des analystes.
Que pourrait-il se passer si cela fonctionne ?
- Pression sur les prix dans le domaine de 14–65 nm, où le DUV 193i — avec multi-patterning — domine encore.
- Un écosystème alternatif qui réduirait la dépendance à un seul fournisseur mondial pour l’EUV.
- Plus d’acteurs en moins de 10 nm avec des technologies divergentes (13,5 vs 11,2 nm), obligeant résists, optiques et métrologie à gérer deux “mondes”.
- Plus de risques de fragmentation des standards, mais plus de résilience dans la chaîne d’approvisionnement.
Le scénario de base reste que la Russie sera en retard et devra valider chaque étape. Mais fixer 2037 comme année cible pour une EUV est, du moins, une ligne d’horizon permettant d’affiner les différenciations avec le temps.
Compte à rebours et scepticisme : deux décennies en dix ans
La lithographie ne tolère pas les raccourcis. ASML a mis des décennies — avec des consortiums international (USA, Europe, Japon) — pour déployer l’EUV. La Russie souhaite réaliser en douze ans ce qu’ASML a mis deux décennies à accomplir. Est-ce impossible ? Pas forcément, mais cela exige :
- Des ressources durables (côté sciences, ingénierie, fournisseurs)
- Une gouvernance de projet résistante aux cycles politiques
- Des validations publiques (prototypes, outils en usine, performances réelles) à chaque étape majeure
Le propre Kuznetsov admet que “ils sont en retard”, et que les jalons de 2029–2032 (28 → 14 nm), 2033–2036 (13 → 9 nm) sont encore en dessous du déploiement occidental effectué il y a plusieurs années. Cependant, chaque étape franchie comblera cette différence, en supposant que tout soit exécuté correctement.
Conclusion : ambition, alternative… et beaucoup à prouver
La feuille de route russe pour une EUY à 11,2 nm est à la fois ambitieuse et disruptive. Si elle parvient à obtenir des sources de xénon avec un éclat industriel, des multicouches Ru/Be avec une réflectivité suffisante et une métrologie en 2 nm, elle pourrait ouvrir une deuxième voie vers la lithographie avancée, impactant coûts et compétitivité. Pour l’instant, tout n’est qu’engagement et calendrier.
Un scepticisme sain est de mise ; mais il faut aussi surveiller de près les jalons immédiats : 2026 (40 nm), 2029–2032 (28/14 nm), 2033–2036 (13/9 nm). Si ces échéances sont respectées, la EUV russe sera plus qu’un simple pari, devenant une alternative crédible. Sinon, elle restera comme une de ces visions quinquennales qui n’ont pas survécu à la transition “laboratoire-usine”.
Questions fréquentes
En quoi la lithographie EUV proposée par la Russie (11,2 nm) diffère-t-elle de celle utilisée par ASML (13,5 nm) ?
La voie russe vise à opérer à 11,2 nm en utilisant une source de plasma de xénon, lasers hybrides à cristaux solides et miroirs multicouches Ru/Be. La lithographie EUV industrielle actuelle utilise une longueur d’onde de 13,5 nm, une source de plasma d’étain excitée par lasers CO₂ et des multicouches Mo/Si. Sur le papier, 11,2 nm devrait améliorer la résolution et réduire les coûts/énergie dans la gamme de 14-65 nm ; en pratique, il faut résoudre des défis liés à la brillance, la réflectivité, les résists, les pellicules et la métrologie pour qu’il soit viable en production.
Quelles sont les dates et équipements annoncés dans la feuille de route russe ?
- 2026 : un stepper pour 40 nm avec 2 miroirs et une alignement à 10 nm.
- 2029-2032 : un scanner pour 28 nm atteignant 14 nm, avec 4 miroirs, un champ de 26×0,5 mm et une productivité >50 W/h.
- 2033-2036 : scanners de 13 nm et 9 nm, avec 6 miroirs, un alignement à 2 nm et >100 W/h.
- 2037 : EUV de propre fabrication à 11,2 nm pour le sous-10 nm.
Pourquoi utiliser du plasma de xénon et des miroirs Ru/Be ?
Le xénon permettrait d’éviter la contamination par l’étain, et couplé à des lasers à cristaux solides, d’abaisser la consommation d’énergie. Les miroirs Ru/Be seraient mieux adaptés à 11,2 nm qu’à 13,5 nm, mais leur mise au point demande des recherches avancées pour obtenir un brillant suffisant et des réflexivités compétitives, avec une supply chain de beryllium de très haute pureté.
Quel serait l’impact pour l’Europe et ASML si la Russie parvient à développer une EUV en 2037 ?
Cela pourrait faire baisser les prix dans le domaine 14–65 nm, diversifier le marché EUV et ouvrir une voie alternative avec du 11,2 nm. Toutefois, il faut une chaîne d’approvisionnement globale, des fournisseurs fiables et un écosystème mature, où ASML détient actuellement une longueur d’avance, après des décennies de déploiement. La feuille de route russe doit d’abord franchir toutes ses étapes pour devenir une menace crédible.