Le marché de l’intelligence artificielle vivait, jusqu’à récemment, dans un récit presque incontestable : NVIDIA domine, les autres tentent de suivre. Cependant, une série de mouvements discrets mais très significatifs commence à remettre en question cette narration. Google a décidé de produire ses prochaines TPU v9 avec Intel plutôt qu’avec TSMC, Meta envisagerait le même chemin pour ses propres puces IA, et parallèlement, le cours de NVIDIA enregistre des baisses dépassant 7 % en un mois.
Dans ce contexte, beaucoup se tournent vers Michael Burry, l’investisseur devenu célèbre pour avoir anticipé la crise des subprimes en 2008, et qui a récemment parié à la baisse contre NVIDIA. Exagération ou première fissure visible dans le règne des “verts” ?
De héros boursier à cible des ventes à découvert
Populaire grâce au film La grande aposta, qui relate comment il a gagné des milliards en pariant contre le marché immobilier américain alors que tout le monde le pensait invincible, Burry a ensuite vu ses positions scrutées à la loupe : lorsqu’il décide de prendre des positions baissières sur une entreprise, le débat est garanti.
Parmi ces positions récentes figure NVIDIA, aux côtés d’autres acteurs liés à la ruée vers l’IA comme Palantir. À l’époque, beaucoup considéraient qu’aller à contre la plus grande entreprise du monde par capitalisation et leader incontesté en GPU pour l’IA tenait du suicide. Aujourd’hui, avec l’action en correction et de nouveaux concurrents qui bougent, la question revient : Et si Burry n’avait pas complètement tort ?
NVIDIA établit des records… mais son action se dégonfle
Sur le papier, la situation de NVIDIA reste enviable :
Elle domine le marché des GPU pour l’IA avec une part de marché écrasante.
Elle enchaîne les résultats record, trimestre après trimestre.
Elle est passée d’une entreprise centrée sur le gaming à la colonne vertébrale de l’infrastructure IA dans des data centers à travers le monde.
Cependant, le cours de l’action a reculé de plus de 7 % récemment, tandis que Alphabet (Google) a augmenté d’environ 20 %, profitant des nouvelles concernant ses propres puces IA. Le marché, toujours en avance, semble commencer à anticiper que l’avenir ne sera pas uniquement sous le signe de NVIDIA.
Le levier : Google va produire ses TPU v9 avec Intel EMIB
Un des mouvements qui a suscité le plus de bruit est la décision de Google de confier à Intel la fabrication de ses futures TPU v9, laissant de côté TSMC, le géant taïwanais avec lequel NVIDIA entretient une relation très étroite.
Plusieurs notions techniques entrent en jeu :
TPU (Tensor Processing Unit) : puces conçues par Google pour accélérer les charges de travail IA, notamment les opérations sur tenseurs et matrices caractéristiques des réseaux neuronaux. Ce ne sont pas des GPU classiques : ce sont des ASIC très spécialisés en IA.
Intel IFS et EMIB : IFS est le secteur de fabrication pour tiers d’Intel, et EMIB est sa technologie d’interconnexion avancée permettant d’assembler plusieurs chiplets dans un même module, offrant performance accrue à moindre coût et complexité comparée à d’autres solutions de packaging avancé.
Confier la production de TPU à Intel signifie concrètement :
Diminuer la dépendance à TSMC, dont les lignes de production avancées sont saturées par des commandes de NVIDIA et autres grands noms.
Renforcer la stratégie d’Intel de redevenir un gros fabricant pour tiers.
Envoyer un message clair au marché : Google ne compte pas tout miser sur les GPU de NVIDIA pour l’avenir de l’IA.
Meta regarde aussi Intel, et l’inquiétude monte pour NVIDIA
Ce mouvement de Google ne se limite pas à lui : des informations laissent entendre que Meta pourrait également se tourner vers Intel pour produire ses SoC IA. Ce scénario inquiète NVIDIA :
Les grands acteurs de l’hyperéchelle cherchent à produire leurs propres puces (TPU, ASIC, SoC IA) pour limiter leur dépendance aux GPU de NVIDIA.
Intel, qui pesait jusque-là peu dans la course IA, commence à s’imposer comme alternative de fabrication face à TSMC, avec des capacités en expansion et une route technologique ambitieuse.
Ajoutez à cela le dynamisme d’AMD avec ses accélérateurs Instinct, de plus en plus présents dans les data centers, et la tendance à penser que le terrain sous NVIDIA s’érode par rapport à l’année dernière se confirme.
Pourquoi les TPU de Google font-ils si peur à NVIDIA ?
Contrairement à une GPU, conçue à l’origine pour l’affichage graphique mais très efficace en calcul parallèle, une TPU est conçue dès le départ pour une seule finalité : rendre l’IA aussi rapide et efficace que possible.
Cela implique :
Un meilleur rapport performance/watt pour des tâches spécifiques.
Une meilleure adéquation avec les modèles IA que Google et autres grandes plateformes déploient à grande échelle.
Un contrôle total sur le développement matériel, sans dépendre de tierces sociétés.
Google utilise déjà massivement ses TPU dans ses services et les propose en cloud, avec une évolution vers les TPU v9 promettant puissance et efficacité accrues. Le problème pour NVIDIA n’est pas seulement de perdre des opportunités d’affaires directes : chaque déploiement de TPU en grande quantité réduit d’autant les ventes potentielles de GPU.
Selon les spécialistes, l’intérêt pour ces nouvelles TPU aurait explosé chez de grandes entreprises technologiques, y compris celles qui utilisaient jusqu’ici presque exclusivement des GPU NVIDIA.
La réponse publique de NVIDIA : des éloges… et un message en filigrane
Face à cette situation, NVIDIA a publié un communiqué d’un ton conciliant envers Google. Dans un message relayé sur les réseaux sociaux, la société déclare :
“Nous sommes ravis du succès de Google : ils ont réalisé de grandes avancées en IA et nous continuons à leur fournir nos produits. NVIDIA est une génération en avance dans l’industrie : c’est la seule plateforme capable d’exécuter tous les modèles IA, partout où il y a un calcul.”
We’re delighted by Google’s success — they’ve made great advances in AI and we continue to supply to Google.
NVIDIA is a generation ahead of the industry — it’s the only platform that runs every AI model and does it everywhere computing is done.
Reconnaissent le succès de Google, tout en tentant d’atténuer l’image d’une rupture.
revendiquent que leurs GPU restent la “plateforme universelle” capable de faire fonctionner tout modèle, contrairement aux ASIC (comme les TPU), plus spécialisés.
Le sous-texte est clair : NVIDIA souhaite rappeler à ses investisseurs et clients que, même si certains géants comme Google adoptent des puces sur mesure pour leurs centres de données, le reste du secteur IA — startups, entreprises, institutions — a besoin d’une plateforme flexible où les GPU restent la solution la plus polyvalente.
TSMC, Intel et la guerre du packaging avancé
En parallèle des luttes entre GPU et TPU, se joue une autre bataille silencieuse : celle de la fabrication et du packaging avancé.
TSMC arrive à saturation sur ses processus de pointe, avec NVIDIA réservant une large part de sa capacité pour ses GPU IA.
Intel, grâce à sa stratégie IFS, se présente comme une alternative, avec des usines en pleine croissance et des technologies telles que EMIB et Foveros pour assembler à grande échelle des chiplets.
Le fait que Google et potentiellement Meta choisissent Intel est une bouffée d’air pour Santa Clara, mais aussi une alerte pour TSMC et NVIDIA : si les grands clients diversifient leurs approvisionnements, la capacité qui semblait un avantage stratégique pourrait devenir une faiblesse.
La fin du règne de la GPU en IA est-elle envisageable ?
La question centrale reste : assistons-nous au début de la fin de la domination des GPU dans le calcul IA ou simplement à une étape de diversification accrue des accélérateurs ?
Les arguments existent pour les deux perspectives :
Les GPU resteront indispensables pour leur flexibilité : ils permettent d’entraîner et d’exécuter tout type de modèle, même ceux qui n’ont pas encore été conçus.
Les TPU et autres ASIC brillent lorsque le modèle est bien établi et destiné à une exécution à long terme à grande échelle, où chaque point d’efficacité énergétique importe.
Le scénario probable n’est pas un “GPU ou TPU”, mais une combinaison :
De grandes plates-formes disposant de puces propres pour des charges très spécifiques.
Un écosystème massif de PME et startups utilisant principalement des GPU de NVIDIA, AMD ou autres.
Ce qui apparaît comme évident, c’est que la domination quasi absolue qu’a connue NVIDIA ces dernières années sera plus difficile à maintenir. Avec Googlequi s’oriente vers Intel, Meta explorant la même voie et AMD consolidant sa position, le paysage change.
Si ce début de correction attendu par Michael Burry se concrétise ou s’il ne s’agit que d’un coup de frein dans la progression de NVIDIA, le temps le dira dans les prochains trimestres. Pour l’instant, le marché envoie un avertissement : dans la course à l’intelligence artificielle, il ne suffit pas de courir vite, il faut aussi regarder qui change de voie.