Cloudflare demande aux États-Unis d’agir face aux blocages « à l’aveugle » d’Internet et désigne l’Espagne comme un cas paradigmatique

Cloudflare demande aux États-Unis d'agir face aux blocages "à l'aveugle" d'Internet et désigne l'Espagne comme un cas paradigmatique

Cloudflare monte le ton. La société américaine, l’un des principaux fournisseurs mondiaux de CDN et de mitigation contre les attaques DDoS, a adressé une lettre à l’Office of the United States Trade Representative (USTR) afin que, dans le cadre du Rapport national sur les estimations commerciales 2026, elle classe comme “barrières au commerce numérique” certaines pratiques et cadres réglementaires qui, selon elle, rompent la connectivité et portent préjudice aux entreprises légitimes. Parmi les pays cités, l’Espagne apparaît nommément.

Le cœur de la contestation concerne ce qui est connu par les opérateurs de réseau : les blocages d’IP ordonnés par des tribunaux pour lutter contre la piraterie, qui, lorsqu’ils sont exécutés sur des adresses partagées par plusieurs services derrière Cloudflare, entraignent l’inaccessibilité de sites et d’applications légitimes. En termes quotidiens, cela signifie que si une adresse IP sert à protéger plusieurs propriétés, la bloquer pour faire tomber une page diffusant du football sans autorisation rend aussi inaccessible — sans distinction — des sites institutionnels, commerciaux ou startups qui n’ont rien à voir avec le litige.

L’Espagne dans le viseur : ordres « ex parte » et absence de droit de réponse

Dans sa présentation, Cloudflare soutient qu’en Espagne “les tribunaux ont ordonné des blocages d’IP affectant des services légitimes opérés par des entreprises américaines” et que ces ordres se prononcent souvent ex parte : sans notification préalable aux parties concernées ni possibilité de contester ou limiter leur portée. La société affirme que cela engendre l’incertitude juridique et des risques pour les fournisseurs américains opérant dans le pays.

Le contexte est complexe. Depuis plusieurs années, des ligues sportives et autres titulaires de droits ont obtenu des mesures conservatoires pour bloquer des domaines, DNS et routages IP liés à des retransmissions non autorisées. La logique de ces ordres — “couper rapidement, nous ajusterons par la suite”— entre en conflit avec l’architecture d’Internet, où l’infrastructure est partagée par des milliers de services. IP partagées, anycast, reverse proxies et autres techniques de sécurité courantes rendent plus difficile la découpe “au scalpel” que ce qui semblerait sur le papier.

Ce que réclame Cloudflare à Washington (et aux autres capitales)

La société sollicite de la USTR qu’elle reconnaisse officiellement ces pratiques comme des barrières commerciales numériques, équivalentes à des tarifs douaniers ou autres restrictions traditionnelles, et qu’elle intègre cette problématique à la diplomatie économique des États-Unis. Concrètement, elle propose :

  • Un standard international de “débrouillage numérique” : notification préalable, droit de défense et appel avant d’exécuter des blocages affectant des infrastructures partagées.
  • Respect de l’intégrité du designation des CDN en tant que “opérateurs” de télécommunications, ce qui éviterait une régulation excessive qui, selon la société, augmenterait les coûts sans résoudre le problème de fond.
  • Examen des politiques locales “discriminatoires” fragmentant le réseau et isolant les fournisseurs par pays ou région, ce qui nuit à l’efficacité globale.

Dans sa lettre, Cloudflare évoque également des pratiques similaires en France, Italie, Japon et Corée du Sud, ainsi que dans le cadre européen. Toutefois, l’Espagne apparaît comme un cas emblématique en raison de la combinaison d’ordres larges, de procédures rapides et d’absence de contradictoire préalable.

Une collision d’intérêts : droits, sécurité… et continuité de service

Il faut reconnaître que l’on se trouve face à des intérêts légitimes. Les ligues sportives, producteurs et titulaires de droits font pression pour couper les signaux illicites issus de partout ; les opérateurs et CDN réclament des outils pour éviter des dommages collatéraux aux infrastructures partagées ; et les juges naviguent entre urgences (les matches en direct) et garanties qui, souvent, entrent en conflit avec la réalité technique.

La situation, comme toujours, est plus nuancée qu’une opposition simple. Certains blocages ont prouvé leur efficacité pour stopper la piraterie lors de périodes précises ; d’autres ont causé des interruptions involontaires de services critiques, suscitant plaintes d’administration, entreprises et usagers. Ce que Cloudflare propose, c’est une invitation à revoir la procédure : plus de précision, moins de dommages collatéraux.

Existe-t-il une solution technique ? Oui, mais elle a un coût

D’un point de vue technique, il existe des approches pour raffiner ces mesures :

  • Blocages au niveau DNS ou SNI lorsque cela est possible, plutôt que de couper une IP partagée par de nombreux services.
  • Listes dynamiques et à courte durée, liées à des événements (ex : matches) et doté de mécanismes rapides pour exclure en cas de dommages collatéraux.
  • Fenêtres de test et communication préalable avec les fournisseurs d’infrastructure pour identifier des routages alternatifs ou des IP dédiées avant toute action.

Tout cela exige une coopération rapide entre les titulaires de droits, opérateurs, CDN et autorités. Et cela suppose aussi des coûts et des procédures que certains peuvent percevoir comme un frein. La question centrale est de savoir si l’on préfère des blocages larges et rapides avec des effets collatéraux, ou des blocages précis et garantis nécessitant plus de coordination. Cloudflare, bien entendu, penche pour la seconde option.

La diplomatie du “débrouillage numérique”

Ce que Cloudflare propose en transférant le débat au niveau commercial entre États-Unis et ses alliés ouvre une nouvelle dimension : celle des règles de procédure. Tout comme certains secteurs négocient des normes pour la vie privée, la cybersécurité ou la transfert international de données, la société souhaite qu’un minimum commun soit établi pour les ordres de blocage affectant des infraestructures partagées.

Est-ce réaliste ? Seul l’avenir le dira. La Commission européenne a renforcé ses règles contre la piraterie tout en promouvant la neutralité du net et le Digital Services Act (DSA). Les États membres évoluent également dans cette zone d’incertitude. En Espagne, le cadre judiciaire et la Section deuxième (Propriété intellectuelle) ont fourni des outils aux titulaires de droits pour demander des blocages “dynamiques”. La suite consistera à intégrer cette protection des contenus dans le principe de proportionnalité, en tenant compte de l’infrastructure partagée.

Quelle place pour l’Espagne (et quelles évolutions possibles) ?

Il faut préciser que dans la lettre de Cloudflare, aucune accusation de mauvaise foi n’est formulée à l’égard du gouvernement espagnol. En revanche, un signalement du procédé est lancé : ordres ex parte, sans prévenir les tiers affectés, avec un marge limitée pour en limiter la portée. Si la USTR accepte cette démarche, le sujet pourrait évoluer vers une discussion diplomatique et juridique : comment réduire les dommages collatéraux ? Quand et comment notifier un CDN pour qu’il propose des alternatives ? Quelles métriques (portée, durée, modalités de retrait) devraient encadrer ces ordres ?

Pour l’heure, la pratique restera inchangée, dans l’attente d’une évolution au niveau judiciaire ou diplomatique : jugements, opérateurs et fournisseurs continueront d’agir comme jusqu’à présent, avec une surveillance accrue des effets secondaires par le public.


Questions fréquentes

Qu’est-ce qu’un blocage “ex parte” et pourquoi est-ce important ?
Il s’agit d’une ordonnance judiciaire prononcée sans audience préalable de la partie concernée. Dans le contexte de la piraterie, elle permet une réaction rapide. Selon Cloudflare, le problème, c’est qu’elle ne laisse pas de marge pour éviter que le blocage entraîne l’inaccessibilité de services légitimes partageant la même infrastructure.

Pourquoi une IP de Cloudflare peut affecter des dizaines de sites ?
Parce que les CDN groupent le trafic derrière des adresses IP partagées, utilisant reverse proxies et anycast. Bloquer cette IP comme si elle correspondait à un seul site supprime l’accès à toutes les propriétés liées.

Cloudflare demande-t-elle l’absence de toute mesure de blocage ?
Non. Elle prône le respect du processus (notification, défense, recours), la proportionnalité et la précision technique : essayer de bloquer le minimum nécessaire et prévoir une voie rapide d’annulation pour corriger d’éventuelles erreurs.

Quels autres pays sont mentionnés ?
Outre l’Espagne, la société évoque également la France, l’Italie, le Japon et la Corée du Sud, ainsi que des réflexions sur le cadre européen, en exemple d’un contexte où ces problématiques se posent également.

Sources : elchapuzasinformatico et Communiqué Cloudflare

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