L’essor de l’intelligence artificielle transforme l’infrastructure en une question stratégique. Entraîner des modèles fondamentaux, affiner des LLMs multilingues ou fournir des inférences à faible latence ne se résument pas simplement au prompt : cela dépend de la manière dont les travaux sont exécutés, où résident les données et quelle couche logicielle/hardware se positionne entre les GPU et le framework. Cette réflexion soulève une question récurrente dans les comités d’architecture : bare metal ou virtualisation pour l’IA ? La réponse courte — et honnête — est cela dépend ; la réponse longue implique une analyse détaillée des performances, de l’efficacité, de l’isolation, de l’exploitation et des coûts selon divers scénarios.
Voici une analyse pratique —sans chauvinisme marketing ni dogmes— pour orienter votre décision avec discernement.
1) Performance : la physique (quasiment toujours) favorise le bare metal
Le chemin critique de l’IA moderne est bien connu : GPU avec HBM à haut débit, interconnexion (NVLink/NVSwitch ou PCIe), CPU pour pré/post-traitement, réseau (InfiniBand/Ethernet 100–400 Gb) et stockage NVMe. Chaque couche additionnelle entre code et GPU introduit latence, copie et une couche cache moins optimale.
- Bare metal (sans hyperviseur en chemin) donne accès direct au matériel. Le scheduler du système d’exploitation et le runtime (CUDA/ROCm, NCCL, cuDNN, Triton, etc.) voient la topologie telle qu’elle est, permettant à l’ingénieur d’optimiser la NUMA, la mémoire piercée, la taille de batch, l’affinité CPU-GPU et l’I/O sans « boîte noire ».
- Virtualisation ajoute une couche — KVM/QEMU, ESXi, Proxmox, Hyper-V, etc. —. Avec pass-through PCIe ou SR-IOV, l’overhead peut être foible pour de nombreuses charges, mais rarement nul. La vGPU (partage GPU) présente un compromis : meilleure utilisation et multi-locataires, au prix de variabilité et, dans certains cas, performance inférieure.
Conclusion opérationnelle :
- Pour l’entraînement distribué (all-reduce, parallelisme modèle/tensors/données) et fine-tuning intensif des LLM, le bare metal offre généralement meilleur rendement et — surtout — une stabilité renforcée.
- Pour l’inférence, le serving et des experiments de science des données multi-utilisateurs, la virtualisation (ou containers sur hyperviseur) peut être suffisante et offrir une élasticité sans pénalités critiques.
2) Où se perdent (ou se gagnent) les millisecondes
Interconnexion GPU–GPU. Les jobs saturant NVLink/NVSwitch ressentent toute dérive : topologies moins optimales, files d’attente partagées, oversubscription des bus. Le bare metal permet de fixer la topologie du pod et d’assurer une affinité précise.
E/S et réseau. Le all-reduce via InfiniBand NDR/HDR ou Ethernet 200/400 Gb est sensible à la latence end-to-end. Les hyperviseurs modernes supportent SR-IOV et DPDK pour bypass de la pile, mais nécessitent un tuning et un hasard précis pour éviter tout chevauchement entre locataires.
Mémoire et NUMA. L’affinité CPU–GPU et le pinning mémoire font une différence notable en pré-traitement, en feature stores et en data loaders. La virtualisation peut « encapsuler » des décisions NUMA qui, en bare metal, sont explicites.
Planification. Un scheduler de files (Slurm, Kubernetes avec Kueue/Volcano, Ray, etc.) peut fonctionner sur bare metal ou VMs. La clé n’est pas le scheduler lui-même mais la couche inférieure et comment sont programmées les fenêtres de maintenance, preemptions et politiques de partage GPU.
3) Combien la virtualisation réduit-elle la performance ?
Il n’existe pas de pourcentage universel : cela dépend du profil de charge (entraînement vs. inférence), pass-through ou vGPU, taille des lots, E/S, réseau et bruit voisin. En pratique :
- Avec un pass-through bien optimisé (PCIe/SR-IOV), l’overhead peut être modeste pour beaucoup d’inférences et de fine-tunes légers.
- Avec vGPU ou GPU sharing, le rendement peut baisser — ou, plus précisément, varier — dans les charges d’entraînement et de services à latence stricte, même si la utilisation moyenne du cluster s’améliore.
Règle d’or : si le SLA concerne le temps-à-résultat (ex : achever une époque en X heures) ou une latence P95/P99 en ms stricts, privilégiez le bare metal. Si le SLA concerne la capacité globale (débit à coût fixe) avec une tolérance à la variabilité, la virtualisation peut suffire.
4) Sécurité, isolation et conformité
- Bare metal offre un isolation physique (machine dédiée), avantage pour les données réglementées (santé, banque) et propriété intellectuelle sensible. Il simplifie aussi les audits (moins de couches à analyser).
- Virtualisation facilite le multi-tenant avec isolation des réseaux, stockages et calculs, ainsi que des politiques comme le MIG (Multi-Instance GPU) chez NVIDIA pour partitionner la GPU au niveau hardware. Idéal pour la conformité, mais nécessite des contrôles et preuves complémentaires.
Conseil pratique : si la souveraineté des données impose « machine exclusive » et une traçabilité complète, optez pour le bare metal. Si le partage sécurisé entre plusieurs équipes est prioritaire, la virtualisation est un atout.
5) Efficacité énergétique et densité (le grand défi)
En 2025, la croissance des pods avec 60–80 kW par rack (et même plus de 100 kW en pilotes) impose une densité stratégique. Celle-ci ne dépend pas seulement du modèle de déploiement, mais le bare metal aide à maximiser l’utilisation des watts : moins de couches signifie moins de pertes et une meilleure prévisibilité thermique avec une refroidissement liquide (direct-chip ou immersion). En virtualisation, l’Orchestrateur doit coordonner la co-localisation pour éviter des pics simultanés et le bruit thermique entre locataires.
6) Exploitation : qu’est-ce qui est plus simple ?
- Bare metal simplifie le plan de données, mais complexifie l’exploitation : firmware, drivers, containers, images, profils d’alimentation, affinités… La SRE pour l’IA devient critique (respect des SLA par job, preemptions, files d’attente, détection de fuite, etc.).
- Virtualisation facilite la multi-tenant, la migration à chaud (limités pour GPU), les snapshots et l’isolement du rayon d’impact, mais nécessite une couche supplémentaire à maintenir (correctifs hyperviseur, compatibilités, outils du fournisseur).
Conseil : quelle que soit la voie choisie, adoptez une observabilité complète (GPU, réseau, E/S, latence P95/P99, €/kWh, €/modèle) et la FinOps : attribuez un coût monétaire à chaque époque et à chaque million de tokens, car cela influence fortement la stratégie.
7) Coûts : TCO au-delà du prix horaire
- Bare metal améliore souvent le temps-à-résultat et le coût par tâche, car il convertit plus de vatios en calcul utile. La facturation à l’usage étant moins flexible, le TCO par saison se révèle avantageux pour des entraînements longs.
- Virtualisation excelle dans l’exploitation : meilleure occupation moyenne des ressources, autoservice pour équipes, et élasticité pour gérer les pics. Le risque : payer un surcoût horaire si l’overhead devient important selon votre pattern.
Fiche pratique : comparez en €/résultat (€/saison, €/10^6 tokens, €/inférence P95) et ne vous limitez pas à €/heure. Intégrez l’énergie (€/kWh), la dégradation par overhead, l’exploitation et le risque (variabilité, SLA). Vous obtiendrez une meilleure image de coût réel que le seul €/h.
8) Matrice de décision (résumé)
Cas | Recommandation de base | Notes clés |
---|---|---|
Entraînement gros LLM | Bare metal | Topologie fixe, NVLink/NVSwitch, pinning, liquide. |
Fine-tuning et apprentissage continu | Bare metal ou VM avec passthrough | S’ils visent le temps-a-résultat, privilégier le bare metal ; si l’élasticité est clé, préférer VM avec SR-IOV. |
Inférence à faible latence | Bare metal (critique) / VM (tolérante) | MIG/vGPU utile pour le partage ; surveiller P95/P99. |
Science des données multi-utilisateurs | VM/containers | Isolation, quotas, autoservice. |
Environnements réglementés (PII/PHI) | Bare metal | Simplifie la traçabilité et l’audit. |
Plateforme multi-équipe | Virtualisation + MIG/vGPU | Meilleure occupation globale ; affiner la planification. |
9) Bonnes pratiques pour combler le gap si vous optez pour la virtualisation
- Pass-through PCIe / SR-IOV pour GPU et NIC ; éviter l’émulation.
- Topologie consciente dans le scheduler (Slurm/K8s + Volcano/Kueue) : fixer l’affinité GPU–CPU–NIC.
- Réseau à faible latence (NDR/HDR ou 200/400 GbE avec RoCE), files dédiées et isolation des voisins bruyants.
- MIG (NVIDIA) lorsque le sharing améliore l’utilisation plus que la perte due à la variabilité.
- Stockage : NVMe local / scratch + bandeaux de rafale ; éviter les goulets d’étranglement en pré-traitement.
- Réglage selon pattern : taille de batch, accumulation de gradient, checkpointing et quantification pour réduire mémoire et E/S.
10) Et Kubernetes ?
Kubernetes est neutre face à ce débat : fonctionne sur bare metal ou sur VMs. La clé réside dans la couche physique (GPU, réseau, stockage) et l’opérateur (NVIDIA GPU Operator, RDMA, device plugins). Pour une production IA, K8s offre multi-tenancy, cycles de vie et GitOps ; pour les entraînements massifs, beaucoup d’équipes privilégient encore Slurm ou Ray sur bare metal pour un contrôle fin des files et réseaux.
Conclusion
- Si votre indicateur clé est temps-au-résultat ou latence extrême, et que vous faites entraînement distribué ou inférence critique, le bare metal offre aujourd’hui le meilleur rendement et moins de variabilité.
- Si votre priorité est l’occupation, le autoservice multi-équipe et l’élasticité pour serving ou science des données, la virtualisation (avec passthrough, SR-IOV et/ou MIG) peut parfaitement convenir sans pénalisation significative, à condition de bien optimiser le réseau, l’E/S et la gestion des ressources.
- Quelle que soit la voie choisie, il faut mesurer en €/résultat et €/kWh, pas simplement en €/heure. L’IA d’ici 2025 ne se gagnera pas seulement avec plus de GPUs, mais avec une ingénierie d’infrastructure capable de transformer watts en valeur tout en limitant le bruit.